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1. 26 mai 1983. Toi, tu es ma mère qui me considère toujours comme une petite fille.

- Lire, à la suite de cette lettre, ce qu'Ariane a écrit parallèlement dans son journal ("VANILLA", cahier de mémoire n°17), puis la réponse de sa mère à cette lettre du 26 mai 1983. -

 

.......... Paris, 26 mai 1983

Chère maman,

Je vais t'expliquer la cause de mon détachement envers toi par écrit puisqu'il est difficile de te le dire de vive voix. Malheureusement mon style n'est pas très bon mais je vais tâcher de m'exprimer le plus clairement possible. Voici un phénomène qui est banal et il ne faut pas que tu croies que c'est tout à fait de ta faute.

Pour beaucoup d'adolescents, il est normal que la fille se détache de sa mère (même chose pour les garçons, mais de leur père). Enfin bref, je t'explique tout ceci pour peut-être te rassurer.

Cependant, mon détachement à ton égard est accentué par le fait que je n'avais pas eu de père auparavant. Donc, je fais une double découverte: en temps normal, je n'ai plus envie de te voir... et il y a mon papa que je découvre. En vérité, ce n’est pas toi-même qui m'énerves mais ce que tu symbolises. Papa peut des fois être chiant. Il sera pardonné. Mais toi, ce sera un prétexte pour nous brouiller.

Cela dit, j'ai beaucoup caricaturé la scène pour que tu puisses comprendre le processus.

J'ai aussi remarqué, et depuis très longtemps, que je n'arrive pas à être heureuse et gentille avec toi et en même temps avec «les autres». Toutes les deux, nous formons un bloc compact, un isolement où je ne peux être avec les autres. Quand je suis bien avec les autres, on se dispute! Et je suis dans une période où ce sont vraiment les autres qui m'attirent.

Enfin, cette année pour la première fois de ma vie, j'ai une bande très sympa, j'ai mon père et mon frère. Et avec cet entourage, je n'ai pas besoin de toi. Du moins, en apparence. Car je sais bien que nous ne pouvons nous séparer comme ça. Mais seulement moi, je n'ai pas envie d'être avec toi.

Maintenant, j'ai envie de commander, de briller, qu'on m'écoute. Toi, tu es ma mère qui me considère toujours comme une petite fille, qui est béate d'admiration (du moins, comme tu n'arrêtes pas de me complimenter, je le pense). Du coup, je ne peux prouver ce que je suis, je ne peux rien t'apprendre, tu ne peux rien m'apprendre. Bref, toute ma joie, mon espoir en groupe, je le perds avec toi.

Alors, bien sûr, je ne peux pas nier que j'ai besoin de toi. Seulement, j'aimerais te voir moins souvent. Disons que cela serait difficile. Je ne peux pas trop bien définir pourquoi j'ai eu un tel détachement de toi d'un seul coup. Enfin, ce que je remarque, c'est que je vais de mieux en mieux avec papa. Je travaille très bien, j'ai ma bande, je suis de plus en plus intéressante.

Maintenant, je vais te dire: il n'est pas question qu'on se voie moins souvent. Une fois par semaine, ça va. Je te suis toujours reconnaissante pour ce que tu fais pour moi. J'ai conscience que tu m'adores. Mais moi, je ne supporte plus quand tu m'appelles «ma petite reine, ma chatte». Ça m'exaspère à un point infini.

L'ambiguïté de nos relations, c'est que tu vas croire que nous allons nous voir seulement pour que je profite de toi. Dans un sens, c'est évident puisqu'un enfant ne peut qu'attendre de ses parents qu’ils s'occupent de lui. Mais avec toi, ça va prendre une autre tournure. C'est pour ça que je proposais qu'on ne se voie plus, mais je n'en ai pas envie.

Évidemment, après cette lettre, nos rapports vont être changés. Je veux juste que tu me considères comme grande. Je suis pratiquement adulte, je vais faire H.E.C. Donc, je ne suis plus petite.

Donc, chère maman, je t'ai expliqué toutes les raisons de mon détachement. Je t'estime toujours et t'aime toujours, ne t'inquiète pas.

Je t'embrasse affectueusement.

.......Ariane

***

- Le 16 mai 1983, parallèlement à cette lettre, Ariane écrit dans son cahier de mémoire n°17 « Vanilla » :

J'aimerais parler de Grimm. Voilà. Je l'aime parce qu'elle me veut du bien mais je sens que j'ai de moins en moins envie de la voir. Quand je suis avec elle, j'ai l'impression de ne pas vivre, j'ai un peu honte. Elle m’énerve à un point ! Je ne supporte pas ses baisers, je ne supporte plus sa voix, je ne supporte pas ses compliments, je ne supporte pas ce qu'elle raconte, elle m'exaspère. J'ai l'impression qu'elle ne m'apporte plus rien.

Bref, je crois que c'est parce que je commence à me tourner vers les autres. J’ai maintenant une conversation intéressante et je me sens en grand besoin d'être avec des humains autres qu'elle. Avec elle, je ne m'illumine pas. Quand je lui parle, je sens comme un ennui. Dans nos conversations, j'aimerais que quelqu'un soit là... C'est peut-être parce que je suis submergée par ses compliments et qu'il n'y a pas d'intérêt à la discussion. Je n'ai pas besoin de lui prouver que je suis «bien».

Bref, toutes ses conneries: «Ma petite chérie, ma princesse», ça m'irrite à un point inimaginable.

D'un autre côté, je sens que j'ai besoin d'elle... Je ne peux pas la refuser carrément tout de même.

***

 - Réponse de la mère d'Ariane à la lettre d'Ariane du 26 mai 1983 :

.......... Houlgate le 4 juin 1983

Ma chère petite fille,

J'ai lu, relu, relu encore ta longue lettre. J'ai essayé de comprendre au-delà des mots ce que tu voulais dire. Et je suis arrivée, je crois, â cette évidence qui a été durant toute notre vie commune une ligne de conduite pour moi : qu'il fallait t'éviter d'être trop avec moi-même pour te mettre â l'abri de mes inquiétudes, de mes angoisses, peut-être de ma névrose.

T'éviter d'être avec moi-même, ce fut très difficile. En effet, quand tu étais toute petite fille, il n'y avait personne d'autre que moi pour t'entourer. Je ne veux faire le procès de personne mais puisque je n'ai pas honte de me mettre en accusation, il faut admettre - je te l'ai dit plus d'une fois - que ça ne se bousculait pas au portillon autour de toi.

Ma mère est morte alors que tu n'avais pas encore deux ans. Elle était très âgée, très malade, elle n'a pas pu s'occuper de toi. Mamie était très jeune (du moins le croyait-elle), elle non plus n'a pu s'occuper de toi. Les autres ? Eh bien pour eux, tu n'existais pas vraiment. Et quand par hasard j'étais "invitée en week-end" comme on dit - â condition que tu ne sois pas là ! - je me souviens que je devais payer des sommes exorbitantes au baby-sitter de service. Chaque heure que je passais sans toi, je la payais. Les "bons voisins qui s'occupent du petit", ça n'existe que dans les histoires de ceux qui n'ont pas d'enfant. Nous avons donc été condamnées toi et moi à notre solitude à deux.

Et vois-tu, mes inquiétudes, mes angoisses, ma névrose, personne ne s'est posé la question de savoir si tu serais en mesure de les supporter. Il n'y avait personne pour "s'interposer" entre toi et moi, pas de contre-pouvoir à ma tyrannie.

Heureusement, toi et moi (je me flatte de l'identité de nos natures), nous sommes ainsi faites autre climat? autre humeur, autre comportement. Toi et moi, en fin de compte, nous avons le caractère solide, les nerfs solides (oui ! oui!), et nous retombons toujours sur nos pieds.

En lisant ta lettre, quand tu m'écris que tu vas de mieux en mieux avec ton père, que tu travailles bien, que tu as ta bande de copains, je n'ai pu m'empêcher de faire une comparaison :

Il y a une plante rue des boulangers, que je possède depuis plusieurs années. Elle était triste, pas laide, mais triste, avec des feuilles rabougries. Aucune nouvelle feuille ne poussait jamais. Ça durait depuis des années... Cet hiver, il y a eu, comme tu sais, un horrible échafaudage devant la fenêtre, qui l'a rendu encore plus sinistre. J'ai failli la jeter. Et puis, l'échafaudage a été enlevé, j'ai mis la plante près d'une fenêtre. Si tu la voyais maintenant ! Splendide ! Avec des feuilles immenses qui poussent longues et gracieuses. On ne la reconnaît plus... Tu es comme cette plante. J'étais l'échafaudage qui t'empêchait d'être toi-même. Certes, l'échafaudage était utile en son temps. Seulement, il fallait savoir l'enlever.

Crois bien que j'ai toujours eu conscience qu'il était néfaste pour toi que nous soyons toujours ensemble sans autre compagnon. Mais je te le répète, il n'y avait personne d'autre que moi. Si! La bonne vieille tante Marie-Louise de Saint-Amour, à qui je t'ai confiée plusieurs fois. Tu en revenais toujours plus épanouie. Et puis aussi ton séjour chez ta tante Aline en Amérique où tu étais si heureuse. Là aussi, tu en es revenue plus équilibrée, plus souriante, plus sociable avec les autres enfants.

Honnêtement, je me rendais compte de tout cela et je souhaitais ardemment te confier à quelqu'un qui saurait t'élever comme il faut et t'aimer aussi fort que je t'aimais. Je n'ai jamais trouvé personne.

Je vais te dire une chose cruelle pour moi. Quand tu étais un bébé, puis une toute petite fille, je ne t'ai pas rendu heureuse. Je n'ai pas su être tendre. J'étais trop impatiente de vivre. J'étais près de toi, mais j'avais la tête ailleurs. Plus tard, oui, nous avons parfois été heureuses Je me souviens... quand tu rentrais de l'école et que nous goûtions tranquillement en devisant.

Je ne pense pas être très sociable car j'ai trop vécu pendant mon enfance dans ma famille de prolétaires où l'on crie souvent, où les giffles pleuvent vite quand on est fatigné après une lourde journée d'un travail dans une usine, avec l'impossibilité pour moi de me réfugier dans "mon coin". Je n'avais pas de coin. Tu l'as bien vu rue Jeanne d'Arc, où habite encore mon père.

Heureusement, il y avait ma mère, c'est-à-dire la lumière, la joie, l'amour, la vie. C'est elle, la travailleuse, infirmière à l'hopital qui nous a donné la force de nos caractères, la possibilité que nous avons, toi et moi, de nous redresser quoi qu'il arrive, de faire face, d'avoir une énergie extraordinaire, de retomber sur nos pattes. Elle nous a donné aussi la beauté. Je ne te cache pas que je suis ravie de voir que tu lui ressembles.

Ma petite fille, cette lettre est très longue. Peut-être la liras-tu superficiellement, faute de temps.

Sache en tout cas que je t'ai ouvert mon âme pour que tu n'aies pas vis-à-vis de moi le moindre remords de n'avoir pas envie d'être avec moi. Je dirai même que c'est ma réussite que tu sois enfin toi-même, enfin heureuse, et indépendante de moi. Comme dans l'histoire de l'aiglon qui quitte le nid maternel avant l'hiver. Tu t'en souviens ?

Je ne m'inquiète pas de savoir si l'hiver sera rude. Je sais que tu as les ailes solides, que tu es forte, intelligente et courageuse.

        Maman

 

 

 
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