"Je suis la
mère d'Ariane Grimm, pseudonyme d'Annick M., qui, de l'âge
de 7 ans et demi à 16 ans, a tenu un journal dont j'ai fait
publier les derniers cahiers - ceux de l'adolescence - sous le titre
La Flambe (Belfond, 1987 et J'ai lu, 1988).
Si, après
la disparition de ma fille à l'âge de 18 ans, la question
de «censurer» son journal par la non-publication ne s'est
pas posée à moi, la «divulgation» de ce
lourd secret qu'est un journal intime m'a été, parfois
violemment, reprochée. Un viol, m'a-t-on dit.
Certes, elle m'en
avait interdit la lecture (sauf les tout premiers cahiers- écrits
il est vrai à mon intention) mais elle m'en avait parlé
si souvent, montré avec tant de fierté les premières
pages décorées de chaque nouveau cahier et même
écrit directement sur son journal (je n'en reçus que
la copie carbone), «car , ajoutait-elle, ça m'ennuie
de faire une double version pour mon cahier de mémoire»
, qu'au fond de moi, j'avais acquis la conviction, malgré cette
interdiction bien réelle et presque conflictuelle en cas de
soupçon, qu'elle avait tenu ses cahiers à mon intention.
Chaque cahier étant
précédé d'un avertissement sévère
: « La personne qui lira ce cahier sans la permission de son
propriétaire ne sera pas hors de danger » , peut-être
aurais - je dû, en prenant possession de son journal et en me
plongeant dans sa lecture, franchir cet interdit avec quelque... questionnement.
Je ne le fis pas! Au contraire, je confiai quelques pages photocopiées
du journal à une amie qui me conseilla de le faire publier
(comble de la trahison!). N'était - ce pas sortir ma fille
de l'ombre que de faire connaître son journal?
Une première
censure s'imposa: quel cahier choisir? Il y en avait dix-sept, sans
compter ceux de la petite enfance. Ne choisir que les quatre derniers
-ceux de l'adolescence - c'était censurer les treize autres.
Je me promis de m'occuper d'eux plus tard et me mis au travail.
Très copieux,
chaque cahier recopié dans son intégralité risquait
de lasser le lecteur. Encore une fois, il fallait choisir pour ne
pas trahir Ariane et... trouver un éditeur. Avec beaucoup d'hésitations,
j'ai donc coupé certaines redites et aussi, en changeant perpétuellement
d'avis, ce qui risquait de desservir son image ou ne me paraissait
pas essentiel... mais tout avait de l'importance, même (et surtout)
les choses les plus futiles.
J'ai aussi - je l'avoue
- rayé quelques lignes dans un des cahiers pour qu'on ne puisse
plus les lire (en vain, dirait Philippe Lejeune - Université
Paris-Nord, Fondateur de l'Association pour l'Autobiographie - si
le cahier était confié aux experts des services secrets)
; j'ai attaché avec du papier scotch plusieurs pages qui, à
mon avis, n'appartenaient qu'à elle et que je ne voulais pas
livrer au regard de ceux qui consulteraient les cahiers ; j'ai failli
« réécrire le journal» (!) pour lui donner
une forme plus littéraire: grâce à la sage intervention
de Pierre Belfond, j'ai gardé rigoureusement son style " parlé
", "jeté sur le cahier " , puisqu'il n'y avait aucune rature
dans le journal.
Enfin (et j'ai du
mérite !) je ne me suis pas censurée. Heureusement,
je ne suis ni prostituée, ni alcoolique, ni malhonnête,
mais dans le journal d'Ariane, je n'ai vraiment pas le beau rôle,
d'autant moins qu'à 15 ans - l'âge que j'avais choisi
- elle clame contre moi, chaque jour ou presque, son ressentiment.
On peut penser que la non-censure de mes faits et gestes était
un acte de contrition... Dans ces cas-là, le remords est toujours
présent. Ce qu'a tristement ressenti son père «
pendant trois jours et trois nuits », m'avoua-t- il après
avoir lu le journal préédité. Il exigea que l'on
change tous les noms. J'ai voulu garder le mien.
Dernier aveu : après
sa disparition, j'ai considéré la lecture attentive
du journal d'Ariane davantage comme un devoir plutôt que comme
une curiosité à satisfaire. Ce ne fut pas non plus un
douloureux parcours émotionnel mais un travail à accomplir,
ayant conscience que pour Ariane, l'assurance d'avoir un lecteur avait
alimenté son impérieuse envie de laisser quelque chose
d'elle-même... comme la preuve de son existence".