LES DERNIÈRES LETTRES
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19. 10 août 1985. Dernière lettre à son amie Anny.
Canyelles
Petites, le 9 août 1985
Chiffon, Voici une petite citation d'Oscar Wilde pour nous mettre de bonne humeur : «Il est deux tragédies dans l'existence: l'une est de ne pas réaliser son rêve; l'autre est de le réaliser.» Je suis en ce moment affreusement mal. Au fond, je suis totalement névrosée. Je mets en scène de véritables scénarios qui me font mourir de douleur. Voilà. D'abord, je choisis la relation la plus superficielle qui soit, c'est-à-dire avec un pauvre gus sur la plage. Donc, ce n'est pas la personne que j'aime, dans son entité, mais ce sont des qualités. Par exemple, posséder une moto, avoir un beau buste, nager bien, avoir un beau sourire... Donc, dans la logique de ceci, si un type danse mieux que celui avec qui je sors, je change sans discuter. Mais réfléchissons à cet acte. Il s'agit d'une MORT, d'une rupture totale que je m'inflige (qui d'ailleurs m'est infligée aussi) tandis qu'est créé un état de malheur qui est au-delà de toute comparaison. Donc, je revis, quotidiennement pourrait-on dire, «des ruptures». Si je parle de névrose, c'est que je suis complètement enfermée dans ma subjectivité. J'ai ainsi rencontré un Frank bis qui vient de me poser un lapin. Me voici dans un état de souffrance difficile à décrire. J'ai littéralement envie de mourir. Cette déception mérite vengeance, et c'est pour ceci qu'au beau milieu d'un slow, je vais éclater de rire - d'un rire jaune ! - et draguer un autre type. Alors, Chiffon, que faire pour ne plus que je me consume à petit feu tout au long de ma vie ? Je me sens terriblement seule à faire le zouave comme ça avec les mecs. Car au fond, je crois que l'équilibre tient si l'action se déroule suffisamment rapidement. C'est ça, tout est question de rapidité. C'est ce qu'a toujours fait Philippe ! Dès que l'on sent le plus léger froid, Vlan ! On casse pour éprouver un sentiment de toute-puissance. Si on ne casse pas assez vite, c'est l'autre ! et alors les sentiments d'abandon ressurgissent et on reste écrasé de douleur. L'édifice est fragile mais si on agit avec prestance, on peut tenir (Philippe et mon père sont «heureux»). Seulement moi, je réfléchis. Devant l'absurdité de tout ça (surtout pour moi), je réagis avec toute ma peine. J'atteins un degré de tristesse difficilement descriptible. Il faudrait agir sans arrêt pour s'en sortir. Chiffon, voici un extrait des «Météores», très beau : «Tout mon bonheur a été savamment obtenu. Mais il suffira d'une saute un peu forte du milieu pour que cette coquille trop fragile vole en éclats. Du moins saurai-je alors en fabriquer une autre. S'il m'en reste le goût...»
Le 10 août, Mon cœur bat horriblement vite, et pourtant ce sont une de mes meilleures vacances. Dans l'état psychique où je suis, même les meilleures conditions ne me font pas éviter les moments dépressifs. En fait, j'ai de temps en temps des bouffées de joie absolument formidables comme c'est le cas ce soir. Chiffon, je trouve que le fait que j'écrive mes lettres par petites touches nous rapproche encore plus. Cela veut dire que je pense à toi tout le temps et que je veux tout te faire partager. C'est différent des lettres que l'on décide un beau matin d'écrire: «Comme ça ce sera fait». On termine par: «Je n'ai vraiment plus rien à dire». Non, c'est quand même différent. En plus, ce soir, j'ai
un fou rire incroyable. Voilà pourquoi. Je me suis mis un épais
masque blanc sur le visage et, à l'unique moment où je
suis allée chercher le pain, j'ai rencontré tout d'abord
le mec avec qui je sortais, avec ses copains qu'il voulait me présenter,
puis j'ai croisé un type canon avec lequel nous arrêtions
pas de nous regarder sur la plage. Là, Chiffon, je me sens très bien. Tout va tellement vite, je suis tellement entourée que l'on se sent forcément bien. Je comprends pourquoi les mecs du Club n'ont rien à dire. Car l'effet aussi doux de ces vacances provoque l'abrutissement. Pas physique, au contraire (je ne dors pratiquement plus), mais l'abrutissement moral. C'est-à-dire que l'on éprouve rarement des contrariétés, et surtout, il y a toujours quelque chose pour combler l'inanité que l'on peut ressentir à Paris...
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